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Comment lever le voile sur une reliure en peau humaine ?

Recevoir un livre ancien est toujours un moment particulier que l’on soit bibliophile ou libraire, une émotion située entre le déballage des cadeaux de noël et la première entrée de Guillaume de Baskerville dans la bibliothèque de l’abbaye. Après la joie vient l’étude, l’œil scrutateur du spécialiste étudie son nouveau livre sous toutes les coutures.

Il y a quelques mois j’acquérais un petit grimoire du XIXème siècle, Le Triple Vocabulaire infernal édité par Blocquel à Lille. Un livre que je suis toujours ravi de trouver, il est plein de petits dessins et gravures démoniaques charmantes.  Mais à réception c’est la reliure qui me questionnait. Le grain du cuir était totalement inhabituel pour une reliure de cette époque (fin XIXème / début XXème) de couleur fauve,  un grain qui ressemblait étrangement à la main qui tenait le livre….Et si, Et si ?!

 peau du livre

 peau du libraire

 

 Car les reliures réalisées avec de la peau humaine n’existent pas que dans les fantasmes littéraires de H.P. Lovecraft. Je vous confie à la lecture de cet article qui est un des plus complets en ligne sur la question.

La question était donc, avais-je un livre reliure avec du cuir humain entre les mains ? Comment l’identifier ? Dans les milieux bibliophiles on dit avec force de loi que le cuir humain est différenciable du cuir porcin en observant la distribution des pores de la peau (par groupe de 3 chez le porc). Non seulement cette affirmation n’est pas sourçable mais en bon zététicien elle me laisse dubitatif : est-ce toujours le cas  suivant le traitement de la peau ? L’endroit du corps qui est prélevé ? Le degré d’étirement de la peau ?

Il fallait que j’en appelle à la Science :

Le cuir est obtenu par tannage de peau animale,  au niveau moléculaire il s’agit de stabiliser chimiquement les fibres de collagène pour éviter sa dégradation.  Le collagène est une protéine sécrétée par les cellules dermiques qui s’organise en réseau tridimensionnel  ce qui assure la cohésion et la résistance mécanique de la peau. Le collagène représente 90% du poids sec  de la peau.  Les protéines sont des polymères d’acides aminés, comme un collier avec des perles de couleurs. Chaque espèce animale possède un collagène particulier, une séquence de couleurs particulière permettant ainsi de discriminer les cuirs de bovin, ovin, porc, humain… L’ADN est quant à lui fortement dégradé lors du tannage rendant difficile son étude dans les cuirs anciens. L’analyse des fibres de collagène s’impose donc pour identifier moléculairement un cuir.

La lecture de cette séquence d’acide aminé se fait au moyen d’un spectromètre de masse. Le mode de fonctionnement est le suivant : d’abord on coupe le collagène en petit morceaux avec une enzyme, on fait ensuite voler dans un champ électrique ces petits morceaux de protéines pour les faire s’écraser sur un détecteur. C’est un peu le fonctionnement d’un tube cathodique. Suivant leur longueur, les fragments (ou peptides) volent plus ou moins vite dans le spectromètre et vont arriver avec plus ou moins de retard sur le détecteur. Le signal  qui est recueilli permet de classer les peptides par leur masse et la distribution de ces masses est caractéristique de chaque protéine, on appelle cette technique PMF pour Peptide Mass Fingerprint. En comparant «l’empreinte » de l’échantillon test avec les bases de données préexistantes on va pouvoir identifier de quelle espèce vient le cuir étudié.

C’est ce dont s’occupe l’équipe américaine de l’Anthropodermic Book Project, composée de chimistes et de bibliothécaires, elle s’est fixé comme but d’analyser et de référencer toutes les reliures en peau humaine présentes dans les bibliothèques publiques. Ils ont ainsi identifiés ou confirmés que 18 livres étaient bel et bien reliés en peau humaine. Tel ce livre d’André Houssaye détenu par la bibliothèque d’Harvard.

 C’est donc à cette équipe que j’ai envoyé des échantillons de cuir de la reliure qui nous occupe. Le prélèvement est si minime qu’il n’endommage pas la reliure. Et quelques semaines plus tard, la science a tranché, voici le diagramme de spectrométrie de masse que m’a transmis le laboratoire de Daniel Kirby :

Aucune place n’est donc plus laissée au doute…la science a tranché…le cuir de cette reliure est d’origine porcine !

Evidemment la déception est là, une reliure en peau humaine sur un petit grimoire de démonologie voilà qui aurait été d’une grande curiosité ! C’est le chemin risqué de la connaissance.

Mais je n’étais pas le seul à envoyer des échantillons….